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Nickelsdorf cs873
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Deuxième album de ce quintet « schlippenbachien » improbable après Conundrum publié par le même label Creative Sources d’Ernesto Rodrigues. Qui aurait pu penser au début des années 2000 qu’Alex von S. allait un jour jouer avec les deux Rodrigues père et fils, respectivement Ernesto à l’alto et Guilherme au violoncelle, tellement leur musique était radicale, « réductionniste » faite de drones, de frottements abstraits, de grincements bruitistes frôlant le silence ? Alex est un des pianistes à qui colle l’étiquette de parangon du free-jazz intense, explosif et quasiment entièrement improvisé (avec Evan Parker et Paul Lovens) et le batteur Willy Kellers a un sérieux passé avec Peter Brötzmann, Keith Tippett ou Thomas Borgmann. Il se fait que cette nouvelle musique improvisée des Burkhard Beins, Rhodri Davies, Axel Dörner, etc… semblait être née en réaction à la toute puissante énergie du free-jazz et de la complexité pointilliste et ultra détaillée de l’improvisation libre des trois décennies précédentes (Evan Parker, Derek Bailey, Paul Rutherford etc…). Mais bon peu d’années plus tard, on vit Axel Dörner jouer avec Rudi Mahall (Die Entaüschung) et Alex von Schlippenbach se joint à eux dans Monk’s Casino, leur quintet « de jazz » jouant le répertoire complet de la musique de Thelonious Monk. Donc, les étiquettes et les catégories, il vaut mieux s’en passer. J’avais chroniqué Conundrum très favorablement, notant l’interaction fine entre les cinq musiciens, interaction d’un autre type. Il s’agissait d’un enregistrement de studio et ce Nickelsdorf a été enregistré lors du festival du même nom le 26 Juillet 2025. Comme ce festival accueille assez bien d’ afficionados de free-music et des groupes, disons, plus proches de la free-music telle qu’on la connaît depuis quelques décennies, il semblerait que le batteur Willi Kellers, excellent, suggérait le swing volatile et les pulsations avec une certaine énergie, mais aussi une approche restreinte selon les phases de jeu. Il faut l’entendre tic-toquer sur les surfaces des peaux et cymbales en modifiant la dynamique, la vélocité et les cadences des frappes millimétrées. Sur une scène face à un public et immergée dans une acoustique particulière, une telle instrumentation saxophone alto, alto, violoncelle, piano et percussions peut créer des soucis d’écoute mutuelle, de balance et de différences au niveau volume sonore, batterie vs violon par exemple. Il faut ajouter au crédit d’Alex von Schlippenbach qu’il joue en laissant de l’espace pour ses collègues. Et fort heureusement, car les deux Rodrigues ne se contentent pas de tracer des lignes expressives tendues à la limite de l’expressionnisme comme, par exemple, le violoniste Michael Samson qui avait joué avec Albert Ayler lors de sa tournée européenne de 1966 et les légendaires concerts au Village publiés par Impulse. Le jeu des Rodrigues tend à faire vibrer les cordes dans un agrégat sonore boisé, irisé au travers duquel on a la sensation d’entendre les fibres du bois de la caisse de résonance frémir les harmoniques et ressentir les partiels du timbre se différencier subtilement à la limite du sotto-voce. Il faut vraiment oser. De ce point de vue, Ernesto et Guilherme se complètent comme on ne l’entend jamais ailleurs. Mais, il y a un as dans ce brelan : le saxophoniste alto Nuno Torres, le soufflant le plus proche esthétiquement du tandem Rodrigues. Pas question pour lui de faire vibrer son anche comme un killer post Ornette – Dolphy tranchant et free-jazz à souhait. Il développe une sonorité lunaire, ombrée et presqu’assourdie, introvertie qui cadre à merveille avec les deux cordistes, tout en traçant des spirales inégales, fracturées et méandreuses. Référez – vous à leur double CD Whispers in the Moonlight – In Seven Movements (Creative Sources CS849CD) : c’est un album tellement inspiré qu’on s’arrête d’écouter autre chose dans le catalogue exponentiel de Creative Sources. Ce quintet Live à Nickelsdorf est aussi un hommage à l’ouverture d’esprit d’Hans Falb, l’organisateur de ce festival de Nickelsdorf, qui vient de nous quitter inepinément. Hans était doté d’une extraordinaire ouverture d’esprit à la hauteur de l’utopie de ce quintet « Schippenbachien » qui défie tous les pronostics. Jean - Michel Van Schouwburg (Orynx) |